
Peut-on parler d’un cyberespace Africain?
S’il est difficile de parler d’un cyberespace Africain, on peut tout de même analyser la présence et la place de l’Afrique (en tant que continent) dans le cyberespace. Mais avant d’y arriver, essayons de mieux comprendre ce concept. En Afrique comme ailleurs, l’utilisation du terme cyberespace fait essentiellement référence à internet, ce grand réseau public qui permet la circulation de l’information. Ceux qui vont plus loin le définissent comme étant un espace “virtuel” constitué par l’ensemble des réseaux (réseau public internet et et réseau privé intranet) interconnectés. Pour l’ANSSI en France (Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information) par exemple, c’est “ l’espace de communication constitué par l’interconnexion mondiale d’équipements de traitement automatisé de données numérisées.”
Hors à l’analyse, même si ces définitions basées sur une approche beaucoup plus technique reflètent une part de réalité, c’est un concept dont les contours restent assez flou au regard de l’usage qui en est fait par le grand public. Plusieurs chercheurs, universitaires et états majors militaires dans le monde étudient donc rigoureusement la question en adoptant une approche plus globale.
En l’état actuel des travaux disponiblent, plusieurs remarques s’imposent: la première est qu’il n’y a pas à ce jour une définition universelle et consensuelle du cyberespace. Aussi bien aux USA qu’en France, en Russie, en Chine, en Israël, etc, il existe différentes représentations du cyberespace, chacun le concevant comme une projection de ses propres valeurs civilisationnelles et en fonction de ses intérêts stratégiques. Chaque acteur du cyberespace (Etats, individu, groupes organisés, etc.) en a ainsi sa propre “représentation” au sens du géopolitologue Français Yves Lacoste, entendu comme « ensemble d’idées plus ou moins logiques et cohérentes associé, et qui décrit, exprime une partie de la réalité, de façon floue ou précise, déformée ou exacte ». Au final on a un système complexe de représentations parfois contradictoires qui s’enchevêtrent, s’agrègent et s’opposent, ce qui est probablement l’une des raisons pour lesquelles il est difficile de dégager une définition consensuelle. On a par exemple la représentation Américaine qui renvoi à un cyberespace libre (entendu comme espace d’expression des libertés, de démocratie, etc), tandis que celle de la Chine et de la Russie se caractérise par un espace informationnel contrôlé et maîtrisé.
La deuxième remarque qui transparaît des travaux les plus avancés sur le sujet est que le cyberespace est très souvent décrit en utilisant des attributs spatiaux et géographiques tels que “milieu”, “environnement” “domaine”, “espace”, “monde”. D’aucun parlent même de “territoire”, de “cartographie”, de “limite”, etc. Est ce à dire que le cyberespace peut effectivement être géographiquement matérialisé? La question reste posée… en tout cas cette approche permet dans la littérature stratégique de cerner cette autre forme d’expression des conflits, des nouveaux acteurs et autres rapports de force qui sont liés aux réseaux.
La troisième remarque qu’on peut noter concerne l’émergence du préfixe “Cyber” et son usage massif pour tout ce qui renvoie à une action dans le cyberespace par le biais d’un appareil électro-numérique. On parle ainsi de cyber attaque, cyber agression, cyber criminalité, cyber géographie, etc. Si on peut comprendre et même admettre la nécessité de contextualisation ce qui motive cette prolifération lexicale, nous avons la faiblesse de penser qu’on le fait parfois de façon abusive et injustifiée, et que cela ajoute du flou au flou… D’où la nécessité de clarifier ce que représente le cyberespace.
Mais au delà de toutes ces remarques qu’en savons nous concrètement alors?
Sans entrer dans les détails de la chronologie historique, on peut tout de même rappeler brièvement que le terme “Cyberespace” apparaît pour la première fois en 1984 sous la plume du romancier Américain de science-fiction William Gibson. Il le décrit lui même comme étant “un espace tridimensionnel d’une « infinie complexité », généré électroniquement, dans lequel ses personnages entrent en se connectant par ordinateur”. Il s’agit là d’une expérience de pensée, une représentation mentale des données et de l’information stockées au cœur des systèmes informatiques de toute l’humanité, dont des générations d’internautes vont s’approprier. Mais rappelons qu’à ce stade le cyberespace relève de la science fiction, écrit par un romancier. Hormis dans les milieux spécialisés, ce terme est un peu tombé aux oubliettes pendant que le développement du réseau (de l’Arpanet en 1969 jusqu’à Internet à partir des années 1990) suivait son cours en prenant de plus en plus d’ampleur dans les sociétés, et en transformant de plus en plus de domaine. Puis à partir le années 2000, le terme “cyberespace” réapparaît dans les discours publics des Etats qui le décrivent pour la première fois comme un “territoire” à conquérir, à contrôler, à surveiller, bref à se réapproprier. De nos jours on retrouve ce terme partout, l’influence du cyberespace ayant continué à grandir dans tous les domaines de la vie d’une nation (y compris le domaine militaire…), ce qui a conduit les USA et l’OTAN à le reconnaître dès 2010 comme un “milieu stratégique” au même titre que la mer, l’espace, la terre et l’air.
Les pionniers de cette approche sont bien entendu les USA, qui très vite ont revu leur stratégie de contrôle et d’influence dans ce nouvel espace, et ont développé des capacités cyber-offensives pour y arriver (en plus de l’arsenal défensif qu’on les connaissait déjà). La Chine et la Russie n’ont pas tardé à faire de même, ainsi que la France qui dans son Livre blanc sur la défense en 2013, marque un tournant décisif en indiquant explicitement que “le cyberespace est une priorité stratégique et les armes cybernétiques font désormais partie de l’arsenal”. Mais plus tôt en 2010, l’officier du ministère de la Défense Stéphane Dossé le disait déjà dans une analyse en ces termes: « Il apparaît donc nécessaire pour les États de “planter le drapeau” dans les espaces qu’ils occupent pour exercer toutes leurs fonctions régaliennes, de coloniser les espaces vierges et de se préparer à affronter des adversaires dans cet espace ». Loin du « village global » dont les plus naïfs rêvaient, le cyberespace est bel et bien un lieu de conflits et de confrontations.
Aujourd’hui, nous savons à peu près correctement le décrire aussi. Les points de vu de chercheurs sont plutôt convergent, pour noter que c’est un milieu artificielle (créée par l’homme), intangible, universel, transversale (inter agit avec tous les autres milieux), extraterritoriale par nature, à la fois concret / réel (câbles, ordinateurs, data centres, satellites, etc.) et virtuel / dématérialisé (données, plateformes, code, etc.), dynamique et autonome (car en constante évolution), etc. Les qualificatifs utilisés qui sont parfois contradictoires montrent bien la complexité conceptuelle du cyberespace, qui est loin de se limiter à l’informatique ou à internet.
Toujours dans ce soucis de description exhaustive et de clarification, de plus en plus de chercheurs (commençant par les américains dès 2010) abordent la question de “représentation théorique” du cyberespace par une architecture en 3 couches, afin de mieux appréhender sa dimension stratégique:
Une couche dite physique ou matériel (infrastructure, ordinateurs, câbles, antennes radio, etc), dont les éléments constitutifs sont installés et localisable dans un territoire donné, donc soumis aux contraintes de la géographie physique et politique, sous le contrôle d’un Etat.
Une couche dite logique ou logiciel (traitement de l’information par les algorithme, plateformes, systèmes d’exploitation, protocoles (nommage DNS, adressage et routage IP), etc.). C’est la couche informatique proprement dite, régie par des programmes sous forme de code et langage compréhensible et utilisable par les machines.
Une couche dite Informationnel, sémantique ou psycho-cognitive. C’est à cette couche qu’est effectué la création de sens à partir des données transportées sur le réseau, pour en faire une information ou un renseignement.
A côté de cette division en couches qui permet de voir un peu plus clair sur la description du cyberespace, on peut ajouter 4 dimensions d’analyse pour chaque couche: dimension technique, dimension stratégique, dimension tactique, et dimension opérationnelle.
Quel est la représentation Africaine du cyberespace?
En l’état actuel des choses, la majorité des pays Africains abordent la question du cyberespace essentiellement d’un point de vue juridique et réglementaire, avec un accent sur les sujets de la cybercriminalité et de la protection des données personnelles. Il y a qu’à voir les productions intellectuelles ou même les programmes de formation universitaire qui font clairement référence au terme “cyberespace” ou “cyber tout court (tel que le livre “Cyberdroit” du Pr NDUKUMA ADJAYI KODJO, ou les différents Master en Droit du Cyberespace Africain). Ainsi, il nous semble à l’observation que nous subissons et adoptons, comme dans bien d’autres domaines, le modèle de conception et de représentation occidentale (notamment le modèle européen qui a commencé de la sorte, conduisant à un important retard stratégique vis à vis des USA et de la chine). Ce qui ne correspond pas forcément à nos réalités, quand on sait par exemple que l’usage des téléphones mobiles en Afrique est à plusieurs égards différents de d’autres régions du monde, pouvant déjà justifier entre autre d’un caractère particulier de la façon dont nous pouvons représenter notre cyberespace.
En adoptant cette structure multicouche et multidimensionnelle comme grille de réflexion, la représentation Africaine du cyberespace sera de notre point de vu nécessairement différente de celle des autres. Car il ne se construit pas dans les mêmes conditions sur le continent, n’est pas au même niveau de maturation (aussi bien physique, logique que sémantique) et visent probablement des objectifs socio-économiques et des intérêts stratégiques différents! Compte tenu de tout cela, et en attendant le travail de cartographie dont nous parlerons infra, nous vous proposons de considérer à des fins purement didactiques et de manière provisoire la définition suivante:
“ Le cyberespace Africain peut être défini comme étant à la fois l’interconnexion des réseaux, des flux de données et l’espace informationnel entre les différents pays Africains, co-construit et co-développé pour porter la même vision et les valeurs civilisationnelles de l’Afrique dans l’espace numérique, sous le contrôle et la gouvernance d’un organisme continentale (UA).”
Au regard de cette “définition idéale”, il y a lieu de constater que la révolution numérique tous azimuts en cours sur le continent se déploie donc dans un cadre pour l’instant non maîtrisé (aussi bien du point de vue conceptuel que pratique), ce qui est un risque majeur qui appel à une réflexion profonde. On ne peut pas correctement aménager un “territoire” qu’on a jamais pris le temps de bien circonscrire et de définir au delà du mimétisme juridique dont on est coutumier.
Par conséquent, en tant que continent qui veut maîtriser son cyberespace et garantir sa souveraineté numérique face aux velléités d’influence et de contrôle des grandes puissances, il y a un ensemble de questions que nous ne pouvons plus éviter. Par exemple, en l’état actuel des choses quels sont les points stratégiquement sensibles de notre cyberespace? quels sont les objectifs (socio-économique, politico-idéologique, militaire, etc.) que nous voulons y atteindre? quels sont nos intérêts de souveraineté qui y sont à risque? quelles sont les valeurs que nous souhaitons y véhiculer et défendre? quelle doctrine pour nos armées dans le cyberespace? quelle stratégie et quel plan d’action mettre en oeuvre? etc.
Pour répondre à cette série de questions fondamentales, la première étape nous semble être d’effectuer une cartographie précise et détaillée du cyberespace Africain sur la base de l’architecture en trois couches évoquées supra. Pour la couche physique par exemple on partira du réseau de fibre optique interne et externe, aux satellites de communications Africains, sans oublier les centres de données et leur localisation sur le continent, les points d’échanges internet existant, etc. Puis au niveau de la couche logique on évaluera le routage internet Africain, l’usage des noms de domaine, les plateformes créées et hébergées sur le continent (ou celles ayant le plus d’influence), les normes et réglementations auxquelles nous sommes astreint, ainsi de suite…
Après quoi il faudra produire une analyse de chaque couche cartographiée sous le prisme des quatres dimensions aussi évoquées supra. En reprenant la carte de la couche physique élaborée plus tôt, la dimension technique de l’analyse nous conduira par exemple à évaluer le taux de couverture du continent en matière de connectivité, la part de chaque type de connexion (fibre, satellite, etc.), la disponibilité du matériel et de l’expertise pour continuer, etc. Quant à l’analyse stratégique, on pourra évoquer le nombre de point de sortie du continent par fibre, la présence Africaine dans les consortium au contrôle des câbles sous-marins dont nous dépendons, l’origine des entreprises qui possèdent et exploitent les data centres et celle qui maintiennent nos satellites, l’emplacement des points d’échanges internet, etc. J’indique que l’analyse sous le prisme des dimensions tactiques et opérationnelles relève du domaine militaire, et devra donc être mené à leur attention et avec leur concours. Vous l’avez compris, l’idée est de mener une réflexion sur les principes et méthodes d’analyse des différentes couches / dimensions du cyberespace et leur représentation graphique. Cartographier le cyberespace Africain fournira un socle permettant de penser la défense et la sécurité de ce nouveau milieu dans son contexte spatial, d’en identifier les enjeux stratégiques et de le représenter de manière accessible et intelligible pour nos décideurs.
Chaque pays qui le souhaite pourrait adopter cette démarche de cartographie et de représentation de son propre espace cybernétique, mais ce serait pour nous une erreur de s’en contenter. Au regard de la puissance des adversités qui y sont déjà bien établi (USA, Chine, Russie, Europe, etc), des besoins en ressources (humaines, matérielles, financières, etc.), aucun pays Africain (même parmi les plus avancés) ne peut durablement résister. L’échelle continentale est par conséquent la seule qui nous semble pertinente, efficace et réaliste.
C’est donc un vrai travail de fond qu’il convient de mener ici. Car ce n’est qu’à l’issu de celui-ci et sur la base des résultats obtenus qu’on pourra tenter de définir consensuellement ce que représente le cyberespace pour nous, afin d’être à même d’élaborer une cyberstratégie véhiculant la vision et les valeurs Africaines dans l’espace cybernétique.